logo
Travaux

Entretien avec Raymond DEPARDON au sujet de l’Observatoire Photographique des Paysages

in Séquence Paysages n°1, revue de l’Observatoire photographique du paysage, Ministère de l’environnement, 1997
 

Daniel Quesney Vous avez travaillé sur le département de l’Hérault, un des premiers sites de l’Observatoire. L’essentiel de la commande consistait à faire un état des paysages en suivant les principales routes qui descendent des causses jusqu’à la mer.

Raymond Depardon Ce que j’ai fait sur le Languedoc-Roussillon, je le savais dès le départ, était destiné à une utilisation à long terme et c’est là qu’était la difficulté, il fallait toujours tenir compte de cela, est-ce qu’il sera possible de refaire la photo plus tard, est-ce que ce paysage est représentatif et que va-t-il se passer à cet endroit? Un auteur peut avoir d’autres attirances, avoir besoin de plus de liberté. Demander à des artistes les premières images de référence était une contrainte qui paraissait difficile à assumer, il y avait une responsabilité dans le temps qui allait bien au-delà de l’intervention de l’auteur. J’ai toujours eu l’impression que j’étais un peu entre l’auteur et le documentariste. J’avais beaucoup d’informations précises de la part des gens de la DDE et de bien d’autres. Ce n’était plus tout à fait la complète liberté de l’auteur. Ceci dit, j’ai toujours eu l’habitude de répondre à des commandes.

D.Q. Il n’y a pas qu’un seul usage photographique. Il y a non seulement la dimension documentaire mais aussi le côté à la fois intuitif et motivé du regard de l’artiste, c’est le mélange des deux qui est intéressant… Atget par exemple faisait ses photos pour les vendre comme « document pour artistes », ou comme mémoire du patrimoine urbain, mais cependant c’était toujours Atget, son regard. La notion de concession de la part de l’« auteur Atget » n’existait pas pour lui.

R.D. Oui et il y en a quelques uns comme lui, il y a Walker Evans par exemple, quelqu’un que j’aime beaucoup, qui a vraiment répondu à une commande et qui a donné beaucoup plus comme l’a bien dit Jean-François Chevrier.

D.Q. Si l’on se penche sur les travaux des documentaristes de la fin du XIXe, la personnalité artistique de chacun de ces documentaristes est toujours bien identifiable . Mais ce ne sont pas des artistes au sens habituel du terme. On voit cela aussi dans le travail d’Atget qui est d’une extraordinaire cohérence sur plus de 30 ans. On peut également constater dans les premiers travaux de l’Observatoire que les œuvres des différents photographes sont parfaitement différenciées alors que la commande était à peu près la même pour tous : faire un état des lieux, fournir des vues générales, etc.

R.D. Je regrette qu’on ai mis autant de temps à reconnaître le côté artiste d’Atget. Il a fallu que ça repasse par les Etats Unis.

D.Q. Presque tous les photographes qui travaillent sur l’Observatoire font référence à Walker Evans ou à Robert Adams.

R.D. À Magnum, dieu sait s’il y a des gens que j’aime bien mais, quand je suis arrivé avec les photos de l’Observatoire, ils m’ont regardé d’une drôle de façon. Récemment il y a eu une exposition Magnum au Bon Marché sur le paysage et ils ont sélectionné une photo de l’Observatoire, j’étais très content

Il y a quelque temps, j’ai participé à un débat à Montpellier. Il y avait un Africain dans la salle qui disait :” quand vous photographiez un paysage, on ne comprend pas.ce que ça veut dire, on n’en est pas là, vous gâchez de la pellicule.” Les Africains ne voient de signification à faire une photo que pour un portrait, des personnes, un ami. En France le monde de la photographie professionnelle n’est pas loin de ça.

D.Q. Entre le travail sur la ferme du Garret et celui sur l’Hérault il y a un point commun technique ; l’utilisation de la chambre 20 x 25 et je me demandais si ça correspondait à quelque chose, s’il y avait un lien.

R.D. C’est politique, quand je tourne Délits Flagrants au Palais de Justice et que j’ai devant moi des gens qui ont trop souvent été caricaturés, associés à des images médiocres, je choisis la qualité du 35 mm. Il y avait des cas où il s’agissait d’une escroquerie de 50 balles et on filmait pour 10 000 balles de pellicule, mais il fallait se donner les moyens pour que ça ne soit pas misérabiliste. Pour la Datar à la ferme du Garret ou pour l’Observatoire dans l’Hérault c’est un peu pareil, c’est une sorte de respect. À la ferme du Garret c’était le monde rural, c’était ma famille…

J’y avais fait une première tentative en NB puis j’ai eu peur de la nostalgie. J’aime bien le NB et je ne pense pas que ça implique la nostalgie, mais le sujet m’était trop proche. C’est là que l’influence américaine a joué, j’avais vu un certain nombre de travaux en couleur, Meyerowitz, Pfahl, etc., qui utilisaient la négative couleur. La couleur n’apparaissait plus saturée comme si on était au Maroc ou à Ceylan avec des grands ciels bleus. Au Garret il y avait les mobylettes de mes petites nièces, le tracteur de mon frère, des rouges, des bleus, mais ici la couleur devait être un élément documentaire. Si je n’ai pas utilisé la couleur dans l’Hérault c’est à cause des chênes verts en hiver, il y a beaucoup de verdure, c’est dense et même en NB, elle mange la lumière. Autant les tracteurs et les mobylettes ça va, mais pour le vert, je n’ai pas encore trouvé la solution. C’est encore quelque chose d’impossible à photographier pour moi. Peut-être un jour trouvera-t-on une pellicule. Le vert c’est la lumière qui passe le moins.

D.Q. Vous avez dit qu’il s’agissait de ne pas être nostalgique, d’éviter ça…

R.D. Oui c’est le” rapport de gendarme.” J’aime bien, avec le 20 x 25 et avec tous les moyens et grands formats, le côté” rapport de gendarme.” On est là et on enregistre. On essaie de ne pas donner trop de sens à certaines choses. Les films sont de plus en plus des constats, du premier au dernier plan. Je pense que la France est un des sujets les plus difficiles à traiter, c’est très exotique la France, ça pose vraiment la question: comment photographier un paysage ?

Je crois qu’il faut aussi faire confiance à des choses qu’on est à même de comprendre au moment de la prise de vue. On est poussé par une force, une attirance, on ne sait pas d’où ça vient, c’est très mental mais il ne faut pas trop chercher à analyser, ça nous déplace vers un mur, vers un arbre, à droite du mur, à gauche de l’arbre.

D.Q. La photo sert d’intermédiaire…

R.D. Bien sûr, c’est évident… La photo de paysage pour un professionnel comme moi c’est nouveau, c’est moderne, et puis c’est simple, on est confronté au cadre, ça ne mange pas de pain le cadre, la lumière non plus. Il faut du temps, c’est accessible à tous les photographes qui peuvent y consacrer du temps, c’est ça qui nous mets tous sur un même pied d’égalité… A mes débuts, je travaillais pour le lendemain, pour des journaux, ensuite, pour des hebdomadaires, puis pour le mois suivant. Quand je travaille sur un film, c’est pour dans un an ou deux, et là, pour l’Observatoire j’ai l’impression d’avoir travaillé à l’échelle du siècle.